Jean-François Spricigo

Dans cet entretien, le photographe Jean-François Spricigo - né à Tournai, en Belgique, en 1979 - raconte avec sensibilité une partie des images qu’il a réalisées durant une résidence d’artiste en Bretagne. Emerge par là plus largement sa conception de la photographie et du rapport entre les hommes et le monde qui les entoure.

Jean-François Spricigo est représenté par la galerie Camera Obscura à Paris.

 

Vous avez travaillé avec un Leica M Monochrom durant une résidence d’artiste à Ouessant, pouvez-vous nous en parler, s’il vous plaît ?

Ouessant est une toute petite île en Bretagne qui m’a fort marqué : la présence de l’eau, du vent, de la roche vous renvoie à un regard humble sur la vie, l’immensité de ces éléments vous ramène à une nécessaire humilité. Consécutivement à cette résidence, j’ai présenté un film, constitué en partie avec mes photographies et en partie avec celles d’un autre photographe, Benjamin Deroche, dans le festival de photographie de La Gacilly qui se trouve également en Bretagne.

Avec le Monochrom, j’ai réalisé des prises de vue et des temps filmés. Je viens de l’argentique et dans le choix d’images présentées ici, j’ai mélangé les supports : vu l’extrême finesse et précision de son optique et de son pourvoyeur d’informations, cela ne posait aucun problème de confronter les photographies réalisées avec cet appareil à une matière argentique - du 6x7, précisément - où le négatif est très riche.

 

Ce qui m’a frappé en premier lieu en regardant votre travail, c’est la présence importante d’animaux dans vos images. Quel rapport entretenez-vous avec le monde animal ?

Quand j’étais plus jeune, j’étais très en colère contre les humains, je ne comprenais pas qu’il y ait autant d’injustice dans le monde. Cela me rendait également très triste. Ce sont les animaux qui m’ont amené à me réconcilier avec notre espèce. Aujourd’hui, lorsqu’on parle des problèmes auxquels notre monde contemporain fait face, on les attribue tantôt à la religion, tantôt à l’économie mais, pour moi, le vrai problème civilisationnel, c’est que l’on vit dans une société extrêmement anthropocentrée, qui a évacué la dimension universelle du vivant. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss disait à juste titre que le racisme est un fragment très ténu d’un respect qu’il faudrait avoir envers toutes les formes de vie : si vous respectez la vie, la question du racisme disparaît d’elle-même.

Les animaux m’ont amené à une lecture du monde que je n’avais pas auparavant : il est très troublant de voir leur totale pugnacité pour vivre alors qu’on les met dans des conditions terrifiantes, tout comme leur étrange tranquillité à mourir. J’ai l’impression que pour les hommes, c’est l’inverse : nous vivons de manière permissive, en nous moquant de tout ce qu’il y a de formidable dans la vie et, au moment de mourir, on ne veut pas, on refuse, on pleure, on est terrorisés. Les animaux amènent à cela : l’humilité, le refus de la séparation entre toute chose, entre la vie, la mort et la nature : une fleur ne meurt jamais, chaque printemps, elle refleurit…

Je n’ai pas eu l’intérêt pour faire des études - et à supposer que j’ai fait quelque chose - j’ai cependant observé la nature. Pour moi, toute création artistique est forcément un intermédiaire entre le réel, les humains, et la nature, qui en est la matrice. Les hommes se divisent souvent sur le culturel et ont décidé que ce dernier doit dominer le naturel, mais la seule chose que nous ayons véritablement en commun, vous et moi, c’est respirer le même air, voir le même ciel et, à partir de là, nous pouvons nous réconcilier.

 

Comment traduisez-vous tout cela en photographie ?

D’après moi, la photographie est d’abord un rapport de distance avec l’autre : l’autre étant un paysage, un animal, un être humain. En fonction de la distance que vous entretenez avec un sujet, la relation change. En cela, les animaux sont immédiats dans leur réaction. Si vous arrivez avec un instinct de prédation, ils le sentent, les humains aussi, particulièrement les enfants.

Pour être sincère, la photographie n’est pas pour moi une cause, c’est une conséquence. Si vous transformez l’action de photographier en une cause, elle se fait chasse et il faut se souvenir qu’un trophée est quelque chose de mort. Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est la relation au vivant. Comment fonctionne l’inscription de mon corps dans l’événement, événement qui réagit à son tour et crée une situation, une relation, avec les quatre données fondamentales de tout rapport : toi, moi, l’environnement et l’instant.

Je ne fonctionne pas selon une « logique sérielle » - on me l’a souvent reproché, d’ailleurs – et j’ai rarement des idées intellectuellement vendables,  mais j’essaie de faire confiance. Pour moi, le monde est tout petit lorsque je cherche à le discipliner sous l’autorité de ma volonté, mais il devient riche, inattendu, merveilleux (bien qu’il puisse faire peur aussi parfois), quand je suis disponible. Tout ce qui a rapport au vivant relève d’une disponibilité, pas d’un exercice de volonté.

 

Mais au final, quand vous présentez votre travail, vous le réorganisez.

Bien sûr, à ce moment-là, je lui donne une direction mais je m’interdis toute direction sérielle. L’art qui me touche le plus, celui pour lequel je n’ai par ailleurs aucune compétence, c’est la musique, j’essaie alors – mais il y a peut-être que moi qui l’entends ! – de faire une partition. Toute musique, que ce soit le rock, la musique classique ou le jazz, se déroule selon des moments qui alternent des degrés différents d’intensité. Lorsque je travaille, je cherche d’abord un titre d’exposition - un titre qui chante – et, à partir de là, j’écris un texte. Je me moque complètement de mettre un âne à côté d’un visage ou d’un paysage, peu importe ! Allez dans n’importe quel coin de nature « sauvage » : le minéral y côtoie le végétal, qui y côtoie l’aérien, qui y côtoie l’animal, dans un « fatras » sidérant mais pourtant harmonieux.
 

Pour aller plus loin, le site de Jean-François Spricigo : http://www.joug.org/

Propos recueillis par Marian Nur Goni.